Recension « L'EUROPE DES LUMIÈRES. 1680-1820 » de Bernard Cottret, Monique Cottret (2023)
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Quels sont les auteurs de cet ouvrage ?
Bernard Cottret, décédé en 2020, est professeur émérite à l’université de Versailles-Saint-Quentin. Spécialiste de l’histoire des mondes anglophones, il a publié des dizaines d’ouvrages, notamment « La Révolution américaine » (Perrin, 2003), « La Révolution anglaise. Une rébellion britannique, 1603-1660 » (Perrin, 2015) et, avec son épouse Monique Cottret, « Jean-Jacques Rousseau en son temps » (Perrin, 2005).
Monique Cottret est professeure émérite à l’université de Paris-Nanterre, spécialiste de l’histoire du XVIIIe siècle. Parmi ses principaux ouvrages : « Jansénismes et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle » (Albin Michel, 1998) ; « Culture et politique dans la France des Lumières » (Armand Colin, 2002) ; « Choiseul, l’obsession du pouvoir » (Tallandier, 2018).
Quel est l’apport de cet ouvrage ?
Le livre est construit en 3 parties de 30 chapitres :
1) La prise de conscience européenne, 1680-1750 ; 2) Les Lumières militantes, 1750-1780 ; 3) Lumières et révolutions, 1780-1815/1820.
Les 748 pages de ce colossal ouvrage sur les Lumières européennes mettent l’accent sur les individualités marquantes (philosophes, écrivains, savants, artistes ou hommes politiques) ainsi qu’aux échanges intellectuels et culturels souvent foisonnants, rendus possibles grâce aux nouveaux réseaux de sociabilités. L’Europe des Lumières est non seulement une Europe de l’esprit et de la raison, mais aussi une Europe de la circulation des idées favorisée par le développement des voyages, les échanges épistolaires, ainsi que la multiplication des sociétés intellectuelles et des salons. Ce alors même que les pays européens se sont souvent faits la guerre entre eux au cours de cette période. « Même déchirée par les guerres, rappellent les auteurs, l’Europe se constitue en conscience collective, conçoit et met en œuvre, dans des réalisations multiples, l’idée de progrès ».
Dans le Prologue, les auteurs réfléchissent sur 2 axes :
- la diversité européenne, en s’appuyant en autres sur l’article « Espagne » de Nicolas Masson de Morvilliers dans l’« Encyclopédie méthodique » (1782) au jugement désabusé : « … tous ces peuples, ennemis … brûlent d’une généreuse émulation pour le progrès des sciences et des arts ! … au profit de l’humanité ! Mais que doit-on à l’Espagne ? Et depuis deux siècles … qu’a-t-elle fait pour l’Europe ? … ressemble-t-elle à ces malades désespérés qui, ne sentant point leur mal, repoussent le bras qui leur apporte la vie ! » (pages 10/11);
- une invention française ou du moins européenne ? Ils citent notamment Pierre Bayle, l’auteur du Dictionnaire historique et critique, qui écrit dans les Nouvelles de la République des lettres, en avril 1684 : « Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus éclairé, de sorte que tous les siècles précédents ne seront que ténèbres en comparaison » (page 12) en « empruntent à Bayle sa chronologie : le siècle des Lumières commença dans les années 1680 en France et plus encore en Angleterre. Tout est là : le contraste de la lumière et de l’obscurité, l’idée de « siècle » ». (page 13).
Dans la 1e partie « La prise de conscience européenne, 1680-1750 » les auteurs détaillent en 10 chapitres la montée en puissance des Lumières, des « héritages » du Chapitre 1 avec Bacon et Descartes, Spinoza (elles-mêmes issues de la Renaissance, elles-mêmes issues de l’Antiquité gréco-romaine), en passant par « l’Angleterre, patrie des philosophes » du chapitre 4 et « invention du modèle » du chapitre 7, pour mettre l’accent sur « le tournant de 1748/1749 » (Montesquieu, Buffon).
Dans le Chapitre 5 « L’Europe sans Louis XIV », les auteurs font un intéressant rappel des origines du libéralisme, politique, mais aussi économique, dont l’idéal d’un commerce libre, non entravé par des barrières artificielles pouvant dissuader l’initiative privée, est une composante du nouvel esprit des Lumières. Ils rappellent le rôle que joua, sous la Régence, le « système de Law », celui-ci ayant défendu (préfigurant ainsi l’économiste autrichien Joseph Schumpeter) « une économie qui innove, qui prend des risques, qui crée des richesses en même temps qu’elle en détruit ou en modifie violemment la répartition » (page 100). Plus tard, c’est l’Irlandais Richard Cantillon, auteur d’un Essai sur la nature du commerce en général (1755), qui analysera les raisons de l’échec du système de Law (recours à la création monétaire, soutien accordé à l’économie) et insistera sur le rôle clef de l’entrepreneur. Il écrit ainsi : « La circulation et le troc des denrées et des marchandises, de même que leur production, se conduisent en Europe par des entrepreneurs, et au hasard » (page 101).
Dans le Chapitre 7 « L’Angleterre, invention d’un modèle », les auteurs rappellent l’importance décisive de philosophes comme Montesquieu, Voltaire, John Locke ou Pierre Bayle dans la formation de l’esprit des Lumières européennes. Locke est considéré comme l’un des principaux fondateurs du libéralisme. En France, ses idées seront reprises et défendues par plusieurs philosophes, dont Voltaire. Dans les Lettres philosophiques, celui-ci insistera d’ailleurs sur les vertus du système politique et économique anglais, qui fournit le modèle adéquat que la France de son temps devrait selon lui imiter. À ses yeux, l’Angleterre est en effet une terre de liberté, où règnent la liberté d’expression, la liberté de conscience, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce : « Le commerce, écrit-il, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour » (page 134). Selon lui, il n’y a pas d’antagonisme entre intérêt commercial privé et intérêt général. Le commerçant « contribue au bonheur du monde ». Ils rappellent aussi que « cette société de liberté est naturellement celle de l’innovation technique, scientifique, philosophique » (page 135). Science (la méthode expérimentale ayant pris naissance au siècle précédent avec Francis Bacon, Galilée et Newton), liberté d’entreprendre et de commercer, et innovation sont ainsi les piliers structurants de la civilisation occidentale, auxquels s’ ajoutera la liberté de conscience et d’expression.
Dans le chapitre 8 « Roi philosophe ou philosophe roi ? », Frédéric II de Prusse figure « parmi le petit nombre de souverains ayant accédé à l’immortalité littéraire » (p.155). Si les guerres de ce roi n’ont pas troublé les élites éclairées, les philosophes n’ont pas tous été aveuglés et les vers de Rousseau en témoignent : « La gloire, l’intérêt ; voilà son Dieu, sa loi ; Il pense en philosophe, et se conduit en roi ».
Dans le chapitre 10 « Le tournant de 1748/49 », deux ouvrages majeurs marquent notre société. « De l’esprit des lois », paru à Genève, est, pour nos auteurs, le « chef-d’œuvre absolu de la pensée politique des Lumières » (page 203) pour la clarté de sa langue et de l’universalité de son jugement. Montesquieu en profite pour condamner la brutalité de la colonisation espagnole et portugaise mais aussi affirmer qu’il n’existe qu’une seule humanité alors que Voltaire, quelques années plutôt, soulignait « l’écart infranchissable séparant les différentes races humaines ». Tout comme Montesquieu, Buffon n’adhère pas aux thèses raciales. Son Histoire naturelle est un plaidoyer pour la diversité « par la démonstration descriptive et cumulative ». Quelques années plus tard, L’Encyclopédie est une grande aventure humaine (200 collaborateurs) à l’origine d’un monument : 17 volumes initiaux, 11 volumes de planches, un Supplément en 4 volumes, un volume de planches et 2 volumes de Tables, soit 35 volumes. Pour autant sa subversivité reste relative. En politique, ils remarquent la prééminence des thèses de Montesquieu sauf dans l’article Autorité politique de Diderot qui se montre, lui, plus contestataire. L’Encyclopédie souhaite améliorer le sort du peuple mais ne propose aucune mesure révolutionnaire. Notamment parce que c’est une « machine de guerre contre le christianisme », les premiers volumes sont interdits en février 1752 sous la pression des jésuites mais les éditeurs avec des soutiens (Pompadour) défendent l’entreprise ce qui débouche sur une ré-autorisation mais avec une censure plus stricte. De nombreux ouvrages des Lumières se voulaient œuvre d’histoire. Giambattista Vico est un précurseur. Voltaire, lui, prétend renoncer à une histoire qui ne s’intéresse qu’aux batailles, aux monarques et à la vie des cours. Il souhaite intégrer les facteurs démographiques, économiques et culturels (comme Braudel au XXe siècle). Cependant, il a bien du mal à s’astreindre à son propre programme. Ayant davantage tendance à faire l’apologie du roi de Prusse et de Louis XIV, il se livre à un travail de panégyriste. En Angleterre, les auteurs comme David Humme s’intéressent aussi à l’histoire, celle des Stuarts par exemple.
Dans la 2e partie « Les Lumières militantes, 1750/1780 » les auteurs détaillent en 10 autres chapitres l’apogée de puissance des Lumières, de l’Encyclopédie du Chapitre 11 avec Diderot, en passant par les «Trois grandes colères de Voltaire » (l’optimisme candide face au tremblement de terre de Lisbonne de 1755 ; Rousseau « cet ennemi du progrès » : « Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage » ; le retour du tyrannicide) du chapitre 13, « Une première « guere mondiale », 1756/63 » du chapitre 14 (au programme des Te HGGSP, thème 2 « Guerre et Paix »).
Dans le chapitre 19 « Les ambivalences d’une géopolitique éclairée », pour les auteurs « les despotes éclairés vont s’appliquer à bouleverser l’ordre diplomatique avec bien souvent l’approbation philosophique » (page 408). Gustave III, lui aussi prince des Lumières, entretient une correspondance avec Voltaire, Turgot, Dupont de Nemours, Bernis ou encore Beaumarchais, il est reçu par d’Alembert et il rencontre Grimm ou Quesnay. En 1772, son coup d’état contre la Diète est considéré comme éclairé. Il met un terme à la polonisation de la Suède et proclame une nouvelle Constitution. Mais Mably et Rousseau se méfient d’un personnage « qui utilisait les Lumières comme un instrument au service de son ambition » (page 412). Catherine II de Russie, malgré des intentions réformatrices éclairées, n’a été l’impératrice que d’un « mirage russe ». Enfin, citons Joseph II, empereur du Saint Empire, qui accorde aux Juifs des éléments de tolérance sans cependant leur donner les mêmes droits que les chrétiens.
Dans la 3e partie « Lumières et révolutions (1780/1820) », les auteurs se questionnent sur la filiation entre Révolution fille des Lumières en 10 autres chapitres. De la Révolution des États Unis d’Amérique (1776/83) du chapitre 20 à l’Empire des chapitres 28 et 29 aux « Lumières otages du politique 1814-1815/1820 » du chapitre 30.
Dans le chapitre 20 « le vent d’Amérique 1776-1783 », consacré aux rapports entre Europe et États-Unis nouvellement créés, les auteurs écrivent : « Après une élaboration multiséculaire, le siècle des Lumières atteignait outre-Atlantique des sommets inégalés partout en Occident. Élaborée en Europe au fil des soubresauts de l’histoire, la philosophie trouvait enfin sa dimension universelle : le bonheur, sa quête incessante allaient supplanter définitivement les siècles de malheur dans lesquels les religions révélées s’étaient embourbées dans le Vieux Monde. Le nouvel Adam, libéré de ses chaînes, serait américain » (page 434). Ils insistent sur l’importance du Sens commun écrit par Thomas Paine en 1776 (l’année même où fut proclamée l’indépendance des États-Unis et durant laquelle Adam Smith fit paraître sa Richesse des nations). Une année charnière que les auteurs appellent justement « l’an I de la liberté » (pages 435/436). Anglais de naissance, Paine partit pour les États-Unis en 1774. « Common Sense », qui contient tous les grands principes de la révolution américaines, devait connaître un succès considérable outre-Atlantique. George Washington en aurait même lu des passages à ses soldats pour qu’ils gagnent en courage. Comme ils l’écrivent : « sa critique antimonarchique radicale va ainsi plus loin que toute autre publication de l’époque dans les colonies. Paine démontre que la monarchie est toujours une usurpation de la démocratie représentative qui aurait dû être établie partout et qui est le seul régime politique légitime » (page 435). Paine écrit ainsi : « La société, quelle qu’en soit la forme, est toujours un bienfait, mais le meilleur gouvernement n’est qu’un mal nécessaire et le plus mauvais un mal intolérable » (cité page 436). Paine défendra la Révolution française pour ses Droits de l’homme, en réaction aux violentes critiques de Edmund Burke dans « Reflections on the French Revolution » (1790). Quittant l’Angleterre, il sera fait citoyen français et sera élu député du Pas-de-Calais à la Convention. Paine incarne ainsi, avec Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, le cosmopolitisme philosophique et intellectuel des Lumières.
Dans le chapitre 24 « Lumières et égalité : Les enjeux de l’an II » Les révolutionnaires comme Mirabeau ou Robespierre, pour beaucoup, sont des hommes et femmes des Lumières. Alors que certains deviendront des victimes de cette Révolution (Lavoisier, Condorcet, Olympe de Gouges), d’autres serviront la République (Monge). La politique de déchristianisation à partir de l’automne 1793 pose les questions de la tolérance mais aussi de la violence réelle et symbolique de cette Révolution. Robespierre réaffirme la liberté de culte mais il conserve son anticléricalisme. Pour les auteurs « les dirigeants révolutionnaires ont eu besoin de théoriser une forme particulière de violence, transitoire et régénératrice. Tant qu’elle demeure un instrument, elle s’inscrit dans un contexte. En devenant une vertu, elle risque de se transformer en machine de gouvernement » (page 566). Pour les auteurs cette violence révolutionnaire marque une rupture avec la logique des Lumières.
Dans le chapitre 25 « Retour en arrière, retour des Lumières ? » les auteurs se questionnent sur « le mythe du lien étroit entre les Lumières et la Révolution avait l’avantage de convenir aux partisans comme aux adversaires des Lumières et de la Révolution. En fait, les patriotes puis les révolutionnaires ont puisé de façon hétéroclite chez les différents auteurs des Lumières » (page 603). Après le 9 thermidor et jusqu’au Consulat, ceux qui veulent incarner les nouvelles Lumières ont un lien assumé avec le politique, un élitisme décontracté une insistance sur l’éducation.
Dans le chapitre 26 « Lumières et Contre-Révolution », la Contre-Révolution s’organise autour de Louis de Bonald, l’abbé Barruel, Joseph de Maistre, Rivarol, Chateaubriand. Les auteurs soulignent que le romantisme n’est pas nécessairement hostile aux Lumières : il se révèle plutôt post-Lumières qu’anti-Lumières. Finalement, durant cette période, les Lumières sont davantage relativisées que critiquées.
Dans le chapitre 28 « L’Empire des Lumières », Napoléon lui aussi est fils des Lumières. Il a lu les classiques mais aussi Rousseau, Montesquieu, Vico, Mirabeau ou Buffon. Il applique la tolérance par exemple vis-à-vis des cultes minoritaires. Le Code civil une œuvre de compromis entre l’ancien droit et le nouveau. L’empire se veut dans la continuité des Lumières mais une continuité pragmatique. Napoléon, en 1800, avait prévenu « Philosopher, ce n’est pas gouverner ».
Dans le chapitre 29 « Le côté obscur de l’Empire », les auteurs relate les « Mémoires » de Fouché qui constate la mauvaise réception du passage à l’Empire comme du sacre : « l’accueil le plus glacial … des fêtes publiques sans élans et sans gaîté ». Les auteurs expliquent que « le portrait officiel de l’Empereur par Ingres, en 1806, provoqua le même genre de commentaires sarcastiques … une icône désincarnée … l’amas de symboles tend à brouiller le message … un retentissement plutôt négatif sur les Européens » (pages 690/691)
L’Épilogue nous apprend que suite à la mort de son mari Bernard en 2020, Monique Cottret a réussi à terminer cette somme débutée à deux et ainsi à reconstituer seule le puzzle qu’ils avaient « tant de plaisir à construire ensemble » (page 741). Les auteurs ont voulu redonner vie à l’histoire de ce mouvement, en ces temps où les Lumières subissent des remises en cause et des assauts critiques. L’historienne estime que « l’universel éclairé n’est pas un dogme mais une espérance. Un humanisme en construction permanente. Une conjugaison de l’universel et du singulier. Les Lumières valent avant tout par leur capacité à questionner le monde, par l’invention de la critique : la force de leurs interrogations dépasse largement celle de leurs certitudes. C’est à cette condition que les Lumières demeurent un passé que le présent peut, et même doit, mobiliser » (page 745).
En annexes, les auteurs fournissent un long catalogue de sources (97 pages) et son index.
Au final, les auteurs ont démontré que ces Lumières ne sont « ni tout à fait les mêmes ni tout à fait dissemblables », réalisé une enquête précise, riche et nuancée.
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Historienne : Monique Cottret - Histoire Géographie
Biographie Monique Cottret est née en 1952. Agrégée d'histoire (1974), elle enseigne à l'université de Paris X-Nanterre depuis 1998. Elle soutient une thèse intitulée Les représentations my...
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